L'école laïque a cinquante ans. Il convenait de célébrer sa naissance et de commémorer les batailles dont les grandes lois de 1881-82 ont été l'occasion et l'enjeu. Il convenait de rendre hommage aux initiateurs, à Jules Ferry certes mais aussi à Paul Bert sans oublier ceux qui furent leurs continuateurs, les Paul Lapie et les Ferdinand Buisson, ni ceux qui comme Jaurès se vouèrent avec une lucide et magnifique passion à la défense et à l'illustration de l'école ni enfin la foule innombrable et anonyme des maîtres qui ont fait passer en elle la longue et féconde patience de leur effort modeste, l'ardeur militante de leur foi et le rayonnement de leur idéal.
L'école laïque a cinquante ans mais cet anniversaire lui-même est venu nous apporter la preuve que l'adversaire ne désarmait pas, que l'école avait plus que jamais besoin du dévouement vigilant de ses amis. Je veux ici dénoncer la plus perfide des manœuvres : On s'en va répétant que la laïcité n'est après tout que la neutralité, État neutre, République neutre, pensée neutre, morale neutre, école neutre. Quelle admirable neutralisation ! Mais Ferry ni Paul Bert n'ont jamais eu cette conception. À plus forte raison n'est-elle pas la nôtre. L'école laïque, je le dis en pesant mes mots, ne peut pas être neutre politiquement parce qu'elle est l'école républicaine et que l'instruction pour tous n'est que le corollaire du suffrage universel et de la souveraineté populaire. L'école laïque n'est pas neutre dans les principes de sa morale et de sa philosophie puisqu'elle fait appel à la seule raison appuyée sur l'expérience, puisqu'elle fait confiance à l'homme pour aménager progressivement son propre destin. L'école laïque n'est pas neutre socialement car elle ne peut accepter la pérennité de cette injustice essentielle qu'est la confusion soigneusement entretenue par le capitalisme entre la hiérarchie des fonctions sociales et le privilège de l'argent. Sans brimer ni railler aucune croyance sincère, en laissant à chaque conscience le soin de résoudre pour elle-même les problèmes derniers, l'école laïque ne peut consentir sur ce triple terrain la moindre concession à des puissances, d'ailleurs plus temporelles que spirituelles, qui font un article de foi de l'incapacité de la raison, du nécessaire recours à l'autorité divine, de la malédiction qui pèserait sur l'humanité et de la résignation à cet ordre soi-disant providentiel où la charité touche la justice et où s'établit, du gendarme à Dieu, la plus révélatrice des solidarités. Ainsi l'école maintient-elle, parce qu'elle est laïque, cet esprit républicain qui se confond avec l'esprit révolutionnaire dès que la laïcité n'est plus simple négation, neutralité vide et amorphe mais principe de vie et règle d'action.
L'école laïque a cinquante ans mais elle n'est pas seulement un barrage contre les forces du passé, elle ouvre les portes de l'avenir. Elle se prolongera, elle s'achèvera demain par l'école unique et la nationalisation de l'enseignement. L'université rajeunie deviendra le grand laboratoire social où prendront naissance les institutions et les valeurs nouvelles. L'ascension vers le savoir ne dépendant plus que de l'intelligence et du travail, il sera impossible que la direction appartienne longtemps à d'autres qu'aux plus dignes et aux plus capables. Mais pour éviter qu'une caste de mandarins, que cette pédantocratie dont parlait Proudhon ne succède à la bourgeoisie capitaliste, il faut que le niveau de la masse soit élevé au plus haut de façon que la culture soit partout, que l'orientation, idée positive, remplace la sélection, idée provisoire et obscure, et qu'enfin, selon l'immortelle formule de Saint-Simon, qu'au gouvernement des hommes soit substitué l'administration des choses, perspectives prodigieuses et exaltantes qui doivent en cet anniversaire réchauffer l'amour du peuple pour son école. Comprenant mieux pourquoi elle est haïe, faisons le serment de mieux la défendre et de poursuivre avec elle et par elle cette grande œuvre révolutionnaire dont Condorcet a le premier tracé le plan et dont l'achèvement dépend aujourd'hui de la volonté des travailleurs.