- Pardon, monsieur, c'est bien ici qu'il faut s'adresser pour obtenir un bon de chaussure ?
- Oui, monsieur
- Ah ! voilà, monsieur, je n'ai qu'une paire de souliers, elle a été ressemelée déjà sept fois. Actuellement, je marche à même le trottoir
- Bon ! alors qu'est-ce que vous voulez ?
- Eh bien, je voudrais un bon
- Oh ! attendez, attendez, nous avons d'abord un petit questionnaire à remplir. Vos nom, prénom
- Dupont, Cucufa
- Cucufa ?
- Oui, c'est mon prénom
- Ah ? c'est un prénom ?
- Il y a un saint, saint Cucufa
- C'est un saint… gulier
- Hum, c'est amusant
- Profession ?
- Rentier
- Condoléances
- Merci
- Âge ?
- 39
- Nom du père ?
- Et du Fils et de Saint-Esprit, ainsi soit-il
- Comment ?
- Comment ?
- Non, qu'est-ce que vous dites ?
- Mais je ne sais pas, vous avez fait : Au nom du Père, alors…
- Mais non, mais non, je vous ai dit : Nom du père. Donnez-moi le nom de votre père.
- Ah bon ? Anthelme Dupont
- Nom de la mère ?
- Sourdingue Antoinette
- Marié ?
- Qui ? ma mère ?
- Non ! vous
- Ah ! oui
- Nom de l'épouse ?
- Piedegrue Suzanne
- Enfants ?
- Un
- Légitime ?
- Hé, hé, ben, j'espère
- Faut pas espérer, il faut être sûr !
- Non, alors légitime, légitime
- Âge de l'enfant ?
- Un an
- Marié ?
- Qui ?
- L'enfant ?
- Ben non, voyons !
- Des enfants ?
- Qui ?
- L'enfant ?
- Mais, je vous ai déjà dit qu'il a un an
- Mais je ne vous demande pas son âge, je vous demande s'il a des enfants !
- Non, pas encore
- Maladies ?
- Qui ?
- Vous
- Ben, le foie, le foie peut-être un peu faible
- Ah ? j'ai envie de mettre : Choliques hépatiques
- Pourquoi ?
- Ça fait plus sérieux.
- Ah ! si vous croyez.
- Oh ! certainement.
- Pas de fou dans la famille ?
- Euh… je ne vois pas.
- Vous avez un domicile fixe ?
- Ben, évidemment !
- Montant du loyer ?
- Non mais, pardon, excusez-moi, est-ce qu'il y a encore beaucoup de questions ?
- Minute ! Montant du loyer ?
- Huit mille
- De combien de saisies avez-vous été l'objet ?
- Ben, aucune, voyons, je… je paie mon loyer, monsieur
- Bon, bon, bon, c'est parfait. Voilà, c'est tout.
- Ah !
- Oh ! pardon, j'oubliais, j'oubliais, euh, combien totalisez-vous de mois de prison ?
- Oh ! ben tout de même, alors là, là vous exagérez, monsieur
- Bon, bon, bon, bon, bon. alors je mets : Néant
- Néant !
- Là… Voilà… Signez
- Pardon… Merci… Là !… Mais enfin, monsieur, voyons, à quoi vous servent, entre nous, tous ces renseignements ?
- Oh ! à rien.
- À rien ? mais alors pourquoi faites-vous ça ?
- Pour économiser le papier.
- Ah ! ah ! ah !
- Mais je ne ris pas, monsieur
- Ah ! je croyais.
- Non, nous utilisons de vieux formulaires de l'identité judiciaire qui datent de 1908. Ils sont périmés, alors on nous en a fait cadeau pour que le papier soit économisé, ne soit pas perdu. Comprenez-vous ?
- Ah ! oui, mal mais enfin, bon ! Alors c'est fini ?
- Oui. Voilà, vous n'avez plus qu'à remplir une formule blanche en deux exemplaire, une verte en six exemplaires…
- En… en six exemplaires !
- Encore trois jaunes et c'est tout.
- C'est tout ?
- C'est tout !
- Et ensuite ?
- Ben, vous n'avez plus qu'à attendre
- Quoi ?
- Le bon
- Et c'est long ?
- Oh ! non, des fois ça va vite, trois mois, quatre mois.
- Quoi ! quatre mois pour avoir des souliers !
- Oh ! pas des souliers, le bon !
- Mais avec le bon, j'ai bien droit à des souliers ?
- Droit oui, mais pas à des souliers.
- Pourquoi ?
- Mais parce qu'il n'y a pas de souliers !
- Y a pas de souliers ! Ah ! y a pas de souliers ! et des bottes, est-ce qu'il y en a ?
- Des bottes, des bottes, il veut des bottes à présent ! Hé, comme si nous avions des bottes !
- Eh bien , monsieur, je vous jure que j'en trouverai !
- Et pour quoi faire voulez-vous des bottes ?
- Pour vous botter le derrière, monsieur !
- Oh !
- Pour avoir la joie unique de botter le derrière de l’Administration !
- Oh ! oh !
- Et elles seront délivrées sans bon, celles-là, monsieur, ah ! ça je vous le jure, en vente libre ! Ah ! y a pas de souliers !